Pourquoi Kodak a-t-il périclité et Nespresso tout gagné ? En pleine ubérisation de l’économie, où tous les codes sont bousculés, l’innovation est présentée comme “la” réponse qui permettra aux entreprises installées de rebondir. Certes, mais l’évidence n’est pas facile à mettre en œuvre, surtout quand on est leader sur son marché, nous explique Philippe Silberzahn*, professeur de stratégie à EMLyon. Son récent ouvrage fourmille d’exemples concrets d’entreprises qui ont réussi ou échoué selon la manière dont elles se sont lancées dans l’innovation de rupture.
Le roi de la photo argentique n’a donc pas su prendre le virage du numérique assez tôt. Etonnant, quand on sait que la firme américaine en fut un pionnier et qu’elle était parfaitement consciente de la révolution qui s’annonçait. La vraie raison de l’échec, nous explique Philippe Silberzahn, c’est que son modèle économique traditionnel (les pellicules) était trop rentable pour être abandonné. Comment tirer un trait sur une activité à très forte marge et parfaitement maîtrisée, pour aller vers un nouveau business où tout est à (re)faire, de la remise en cause en cause de ses armées de chimistes jusqu’à l’organisation commerciale ? Avec le soutien d’actionnaires raisonnant à court terme, la prudence primait donc sur la prise de risque. Le comportement, aberrant a posteriori, est pourtant très rationnel : c’est celui d’un bon gestionnaire. Alors, y aller ou pas ? On hésite… en espérant que la fin du monde argentique soit repoussée le plus longtemps possible. On attendra des années, sans trancher. Et quant le numérique explose, il est trop tard. En moins de dix ans, la marque icône va quasiment disparaître. De nouveaux acteurs, sans référence -eux- à une histoire ancienne, sont déjà là. Le dilemme de l’innovateur a fait une victime qui n’a pas su embrasser la rupture assez tôt, prisonnière de son modèle d’affaires.
Cette lutte entre l’ancien et le nouveau, la majorité des entreprises, quelle que soit leur taille, ont à la vivre un jour ou l’autre. La révolution numérique leur met une pression supplémentaire : Airbnb secoue le monde de l’hôtellerie sans posséder un seul hôtel ! Les nouveaux entrants profitent d’un autre réflexe de la part des entreprises installées : comme le veut la règle d’or, celles-ci écoutent leurs clients, mais seulement ceux qu’elle connaît bien, sans s’occuper des autres. Or, les produits de rupture, qui portent parfois les habits du low cost, s’adressent à une clientèle nouvelle qui, jusque-là, n’avait pas accès aux produits classiques. Et qui va se transformer en raz-de-marée.
Comment, donc, conserver son leadership et ne pas se faire submerger par une vague dont on n’avait pas imaginé la puissance ? Silberzahn propose quelques pistes : mettre en place une équipe interne dédiée à l’innovation ; recruter de nouveaux collaborateurs motivés par l’incertitude et agiles dans les situations compliquées ; voire racheter une start-up, comme le font nombre de grandes entreprises conscientes de leurs lourdeurs. Car une chose est sûre : l’innovation demande de la souplesse, en organisation comme en état d’esprit.
Didier Durand
@didierldurand
*Son dernier ouvrage, “Relever le défi de l’innovation de rupture”, est paru aux Editions Pearson (181 pages).
Photo : Philippe Silberzahn, professeur de stratégie à l'EMLyon.
Bref Rhône-Alpes Auvergne n° 2231 du 27/01/2016
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