Il y eut un avant-Ikea. Une poignée d’hommes est partie dans les années 1960 à la conquête de la distribution moderne du meuble. Leur stratégie ? Avancer encore et encore. Leur modèle économique ? L’entreprise familiale. Leur richesse ? La terre.
Dans la poussière des villes, dans la boue des champs, ils creusaient les fondations d’un monde inconnu. Les aventuriers avaient le regard brillant des conquérants. Devant eux, les terres vierges de la grande distribution étaient balayées par des vents chargés de promesses et ils n’avaient qu’à tendre la main pour s’en emparer. Georges Yvrai étaient de ceux -là. Au début des années 60, l’enfant de Pont-de-Beauvoisin va construire les fondations d’un petit empire dans la distribution de meubles.
Son père était agriculteur. Il le place comme apprenti chez un ébéniste, mais lui a d’autres rêves. “Je crois que je n’étais pas fait pour être en usine, je voulais faire du commerce”. Son vœu sera exhaussé.
Aujourd’hui, le Groupe Yvrai réalise un chiffre d’affaires de 142,5 millions d’euros avec trente magasins. Il exploite en propre 18 magasins But et six points de vente traditionnels dont un Géant du Meuble, ouvert cet automne à Saint-Egrève. Il loue six bâtiments à But International, mais aussi des sites à Kiloutou, la Foir’Fouille ou Locakase. Le groupe Yvrai, c’est enfin un effectif de 550 personnes.
La France des campagnes voyait partir ses enfants mais ils avaient encore la terre de leurs pères sous les ongles et un sens aigu de la propriété. Le trésor de Georges Yvrai n’est pas seulement dans ses magasins. Il est aussi dessous. “Depuis le début, je ne voulais pas payer de location. Partout où on est passé, on a acheté”. Les shérifs de l’urbanisme commercial n’existaient pas encore et les premiers arrivés étaient les mieux servis. Alors Georges Yvrai achète pour bâtir en toute sécurité. “J’avais, à cette époque, un magasin de 1 000 m2 au centre de Grenoble. Surface énorme mais sans avenir. Une zone venait juste de se créer à Saint-Egrève, l’autoroute aussi…” Il met la main sur plusieurs milliers de m2 et, en 1973, ouvre le premier grand magasin de meubles d’une zone qui compte aujourd’hui 34 enseignes.
Quarante ans plus tard, le groupe Yvrai détient plus de 45 hectares de foncier d’Annecy à Gap, de Saint-Jean-de-Maurienne à Roanne : des emplacements prisés dont la valeur s’élève à 150 millions d’euros ! Georges Yvrai a conquis son territoire durant une époque bénie. C’était l’époque d’André Venturini, le fondateur de But, des frères Rapp avec Atlas, de Louis Navarro et de la Foir’Fouille.
Les aventuriers se reconnaissaient au premier coup d’œil et ils commençaient à créer des liens d’affaires. “Quand je suis arrivé chez But, j’ai voulu entrer au capital et avec le temps, je suis monté à 5,70 %. But a été le bon choix pour nous. J’aurais pu en ouvrir dix de plus.” Georges Yvrai a soif de se confronter à ses pairs. Il est présent à la création de groupements de distributeurs de meubles comme l’UFA à Bordeaux ou la Sagam à Nevers qui sera à l’initiative de l’enseigne Le Géant du Meuble. “On y apprend beaucoup et c’est une émulation. J’ai vu le monde autrement.” Cette ouverture va l’aider lorsqu’année après année il regardera l’affaire familiale devenir un empire. A l’image des Cot près de Lyon (enseigne de mobilier Cot Contemporain) ou des Magrez vers Bordeaux, les pionniers avaient le sens de la dynastie. Ils marquaient la terre à coup de bulldozers et bâtissaient des fortunes pour leurs enfants dans un climat d’effervescence.
Une réussite, ça se protège et, en 1998, la société est transformée en une société en commandite par actions : la forme juridique préférée des groupes familiaux, celle que des entreprises comme Michelin ont choisi pour mettre à l’abri leur patrimoine.
Le 14 octobre dernier, Georges Yvrai descend de sa Mercedes grise et rentre dans le nouveau magasin de Saint-Egrève à l’enseigne Le Géant du Meuble. Il serre les mains qui se tendent et s’approche du micro. C’est seulement la deuxième fois qu’il organise l’inauguration d’un magasin. La première, c’était pour celui de Pont-de-Bonvoisin en 1965. Ses trois mandats de maire de cette petite ville l’ont rodé aux cérémonies. Mais le président du Groupe Yvrai a le succès modeste. Il a pris le temps d’écrire à la main cinq pages qui commencent ainsi : “Nous vous souhaitons la bienvenue et nous vous remercions de votre présence qui nous fait très plaisir. Avant toute chose, je tiens à vous présenter Jacques, mon fils (…)”. Celui-ci est entré à la direction du groupe en 1987. Il en est le successeur. Aujourd’hui, les deux hommes sont face à un auditoire de haut vol.
Lorsque Georges Yvrai raconte son aventure, il parle aux patrons de la Maison Gautier, de Stressless, de Cellio, de Menard, de Château d’Ax et Calligaris. Ils sont venus écouter l’histoire d’un homme de 82 ans qui leur dit que “la distribution moderne” lui plaît. Que les chercheurs d’or ne reviendront pas, que les pelles et les pioches sont rangées. Les gestionnaires sont désormais là pour affronter les défis de la distribution d’un siècle sans terres vierges.
Vincent Riberolles
Photo : Georges Yvrai, fondateur du groupe familial et son fils, Jacques, directeur général.
Bref Rhône-Alpes n° 2187 du 14/01/2015
Pour en savoir plus sur Bref Rhône-Alpes et ses autres supports.